Emporté dans la fuite de sa monture, Ivan Mikhaïlovitch remonta tout le champ de bataille.
A commencer par le centre russe qui sans bouger le moins du monde était devenu la droite russe.
Un bataillon de grenadier se formait
in extremis en carré...
Devant lui, une masse de cuirassiers se préparait à charger...
Le choc fut rude, surtout pour les grenadiers qui perdaient une soixante d'hommes sans réussir à affaiblir les cavaliers qui retraitaient en bon ordre pour reprendre tranquillement leur souffle.
Plus loin, les canons russes restaient silencieux, attendant l'ouverture de l'intervalle entre les troupes de première ligne pour ouvrir le feu sur les troupes adversaires qui venaient de s'emparer d'une isba au centre de la plaine.
Car en première ligne les deux bataillons de chasseurs éprouvaient des difficultés à manoeuvrer pour dégager les ligne de feu. Le régiment des Gardes du Corps saxons venait d'apparaitre au loin et plongeait les unités dans un certain flottement.
L'arrivée des Cosaques de la Garde sur leur flanc permit de raffermir leur position...
Les cosaques dissimulés à l'arrière d'un petit bois, le flanc des chasseurs était sécurisé: ils allaient pouvoir entrer en action.
C'est à ce moment que les chevau-légers saxons firent leur réapparition : s'engouffrant dans le vide sur la droite russe, ils se préparaient à attaquer la seconde ligne russe.
Il furent aussitôt engagés par les tirs des deux carrés russes. Sans grand résultat.
Toute la cavalerie russe était engagée sur la droite. Un amas de chariots sur les arrières russes l'empêchait d'intervenir.
Les carrés étaient directement sous la menace de la première ligne saxonne: impossible de se replier pour bloquer la menace.
Les chasseurs en tirailleur s'appuyaient sur leurs carrés pour harceler les gardes du corps qui approchaient lentement...
L'artillerie allait devoir se débrouiller seule.
Enfin, pas tout à fait: Ivan Mikhaïlovitch venait de reprendre le contrôle de sa monture et avait rejoint la batterie au moment où le colonel qui la commandait la positionnait pour refuser le flanc droit russe.
Constatant l'inaction de la batterie, Ivan Mikhaïlovitch s'enquit des motifs qui la causaient. Le brave colonel lui répondit que le règlement lui imposait d'attendre la charge de la cavalerie pour ouvrir le feu.
Le pauvre colonel n'osa lui avouer que, dans le chaos des caissons qui arrivaient et repartaient du dépôt, sa batterie légère avait été approvisionnée par l'état-major en boulets pour pièces lourdes et que ses propres réserves avaient été expédiées au diable-vauvert, sans doute du côté de Smolensk. Les pièces avaient été chargées à la vas-vite avec tout ce qui trainait dans le camp, ce qui ne permettrait pas de tirer bien loin.
L'attention du général Konovnitzyne était entièrement portée sur ses chasseurs qui, couverts par les cosaques, étrillaient fort joliment les gardes du corps.
Hélas, cela ne pouvait durer bien longtemps: les Saxons poussaient leur batterie vers la droite russe et une puissante détonation annonça la fin de la bataille: le carré de grenadiers fut dispersé façon puzzle.
Cela eut un effet conséquent sur la première ligne russe, qui appliqua le premier adage de l'armée russe: "quand la grenadier s'en va, il est temps de faire ses valises !"
Ivan Mikhaïlovitch constatait le désastre, impuissant et les joues en feu, et était bien disposé à converser civilement avec les artilleurs sur le manque de tenue de l'infanterie de son oncle. Mais lorsqu'il détourna la vue de ce triste spectacle, les artilleurs avaient eux aussi disparus: ne restait que le pauvre colonel, en larmes. Il eut bien du mal à le consoler.
L'infanterie et l'artillerie ayant fait défaut, ne restait que la cavalerie.
Mais comme l'affirme le second adage de l'armée russe: "derrière un cavalier, il y a toujours un fantassin ou un artilleur qui dort !".
Constatant la fuite du reste de l'armée, les Cosaques se firent une religion d'aller éclairer ailleurs.
Ne restait que le général Konovnitzyne pour tenir le terrain. Pas bien longtemps.
Si l'honneur d'un amiral est de couler avec sa flotte, celui d'un général est bien entendu de rejoindre ses troupes, où qu'elles soient.
- "Puisque tout le monde s'en va, nous pourrions aussi nous en aller, Excellence ?", parvînt à articuler le pauvre colonel entre deux sanglots.
Ivan Mikhaïlovitch, choqué par la tournure des événements, ne pût que s'en remettre à l'avis général. Si tous étaient partis, c'est que la bataille était finie.
Ivan Mikhaïlovitch avait vécu sa première bataille et en sortait convaincu que cela était une bien vilaine chose, courte, bruyante et chaotique, mais engendrant un niveau de destructions bien moindre que ce qu'il avait craint.
Il avait déjà hâte de participer à la prochaine, espérant juste qu'elle dure un peu plus longtemps pour pleinement l'apprécier et surtout pouvoir en parler longuement dans les salons mondains.
FIN